Concentré de stress avec un soupçon de douceur, Gareth est ce genre de type qui se cache derrière un costume trop bien repassé, trop parfaitement ajusté pour dissimuler sa vraie nature anxiogène.
Pourtant petit, Gareth était un enfant comme tous les autres avec des épis dans les cheveux et des bleus aux genoux. Oh certes il était du genre à casser les oreilles de sa mère quand elle avait le malheur de mal plier ses caleçons mais c’était dans le fond un gamin ordinaire, un gamin capable de papoter pendant des heures sur les étoiles et ses personnages de comics préférés, de se rouler par terre avec son chien et d'observer les insectes le nez dans la terre (même si après il piquera une crise contre les tâches d’herbe sur son jean). On le maravait parfois à la cour de récré et sa mère lui a dit cent fois qu’il devait apprendre à se défendre, mais à quoi bon ? Il n’a jamais eu l’énergie pour montrer les crocs, pas même pour hérisser le poil. C’est un animal de candeur sous la fourrure lisse et les gestes fuyants, d'une nature timide mais attachante. Et puis à l’adolescence, Gareth est devenu ce grand rêveur, ce rêveur consciencieux qui a le regard rivé vers les nuages mais les pieds solidement ancrés sur terre.

Gentil paradoxe mais pas tout à fait, car il faut de la discipline pour savoir songer correctement, songer sans oublier ceux qu’on aime. Peut-être que dans le fond, le problème de Gareth a toujours été cette propension à aimer tout et avec une tendresse terrible. Il aime au premier regard et il craint à la première inspiration. Il adore et il a peur, il a si peur de décevoir, si peur d’être abandonné. Il veut porter le monde sur ses épaules mais le monde lui est terrifiant en même temps. C’est que le monde comme les choses lui échappent à une vitesse qui lui fait tourner la tête et voilà qu’il a déjà des cheveux blancs.
Ah, sans doute qu’en fait Gareth est une drôle de contradiction. Un oxymore même, le clair-obscur humain, l’amoureux froid, celui qui désormais feint l’indifférence mais qui pourtant ressent tout mille fois trop fort.
Il est triste Gareth, triste de ne pas vraiment savoir comment dire aux gens qu’il aime ô combien ils les aiment, combien il serait prêt à mourir et à se laisser mourir pour eux. Alors il ne dit rien. Il reste là. Stoïque, un peu gêné, un peu maladroit sous les apparats du perfectionnisme. Il reste là, imperturbable et tout fragile à l’intérieur. Il reste là, glacé, les bras chargés de dossiers et de non-dits et il se trouve trop vieux pour être toujours à fleur de peau et à bout de nerfs mais c’est plus fort que lui : Gareth a accepté qu’aimer c’est laisser partir. Parce que la vie et les gens lui échappent alors pourquoi les retenir ? Il est ce rêveur consciencieux qui a le regard rivé sur l’horizon et les pieds enchainés à la terre ferme.

- C’est vraiment fini ?
- Oui c’est fini. Signe ici s’il te plaît.

Gareth baisse les yeux sur l’acte de divorce. Il n’a pas pris d’avocat cette fois. Si c’est fini il vaut mieux que ça se fasse à l’amiable. Mais lui ne veut pas que ça se finisse. Il veut lui dire que promis cette fois il va faire de son mieux, qu’il va trouver un remède, qu’il n’aura plus à s’absenter pendant des jours voir des semaines, qu’il ne lira plus le tarot aux clients ou l’avenir dans les feuilles de thé si elle trouve ça bizarre, qu’il ne fera plus de potions cheloues, qu’il ne racontera plus d’histoires d’elfes et de trolls à Eloise. Il se souvient du début de leur couple quand au départ elle ne se souciait pas bien de ne pas comprendre pourquoi il voulait vivre loin des villes, refusait de retourner à Londres, n’a jamais su se servir correctement d’un portable. Il se souvient qu’ils étaient heureux tout simplement. En tout cas lui l’était. Assez pour tout plaquer pour de bon.
Merde il veut lui dire qu’il l’aime tout simplement.
Mais les mots restent coincés dans sa gorge. Il regarde la feuille, le stylo.
C’est fini et puis c’est tout. Il a des cernes sous les yeux et elle aussi. Les larmes ont séché depuis bien longtemps. Ce n’est pas bien juste de continuer ce petit manège. Elles méritent tellement mieux toutes les deux.

- Tu ne veux pas me donner la garde deux weekends sur quatre plutôt ?
- Si tu gardes Ponpon.
- Ah non hors de question.
- Allons il sera mieux avec toi, tu sais que j’aimerais retourner à Dublin. Il sera malheureux sans jardin.
- C’est une carpette d’appartement.
- C’est toi qui a voulu un chien pour Eloise.
- Un chien pas une carpette d’appartement.

Elle roule des yeux. Il signe. C’est un bout de papier après tout. Ils pourront négocier plus tard.

☾

- Mais enfin Monsieur Evans ? Vous avez lu l’accord au moins avant de le signer ?
- Euh oui mais je pensais qu’on pourrait modifier les détails plus tard…
- Les détails comme le transfert de toutes les parts de votre entreprise ou la garde principale de votre fille ?
- Le café ce n’est pas très important, je compte me reconvertir. Contentez-vous de trouver un moyen pour qu’Eloise puisse me rendre visite plus souvent.
- Ah monsieur je ne vais pas vous mentir. Vu les déclarations de votre ex-femme et le fait que vous ayez accepté l’accord à l’époque ça va être compliqué.
- Quelles déclarations ?
- Vous n’avez pas lu mes courriels ?
- Euh non je n’ai pas Internet chez moi.
Maître Jonas reste bouche bée. Ce dossier là c’est un peu n’importe quoi. Ce type est complètement paumé malgré son beau costume. Il lui fait de la peine. Alors il prend une grande inspiration et explique.
Ça parle de père absent, de mari inconsistant, chômeur, irresponsable et pourtant très demandeur. Ça parle vraiment de choses déplaisantes, des phrases qui sont comme des coups de couteau contre sa chemise blanche. On ne le voit pas, mais il saigne à l'intérieur. C'est étrange de se dire que c'est une main aimée qui est en train de le charcuter.
Gareth se sent fondre dans son fauteuil. Pour peu il serait une flaque par terre, une flaque de rien du tout, pas même de larmes parce qu’à ce stade ça le rend plus blasé que vraiment chagriné.
- Mais… enfin j’avais des circonstances atténuantes. Le médecin m’a diagnostiqué une dépression sévère. Et puis vous savez mon hypersensibilité aux ondes électromagnétiques m’empêche de vivre dans de grandes villes et d’être exposé trop longtemps au contact d’appareils électroniques… D’ailleurs vous pouvez éteindre votre portable ? Il me donne mal à la tête.
- Oui mais un foyer au milieu de rien sans télé, sans téléphone, sans ordinateur, sans même micro-ondes ce n’est pas un lieu de vie sain pour une enfant en 2018…

Gareth se demande vraiment pourquoi il s’emmerde à payer aussi cher cet avocat. Déjà que son ex-épouse est partie avec ce qui lui restait de son héritage…

☾

- Papa tu fais quoi comme métier maintenant déjà ?
- Euh je suis assistant-secrétaire dans une école.
- Mais si tu travailles dans une école tu veux pas plutôt venir travailler dans la mienne ?
- Ce n’est pas vraiment une école comme la tienne. Et puis j’y suis parce que j’ai tous mes amis là-bas.
Et surtout pas de créanciers.
- Tes amis ? Comme Ponpon ?
- Plutôt mes amis de classe. Comme Mary et Jane pour toi.
- Je pourrais venir te voir ?
- Bientôt peut-être…
- Bientôt quand ?
- Je ne sais pas, il faudra que je demande à Ambrose.
- C’est qui Ambrose ?
- Ah ! Euh tu verras quand le moment sera venu.
- Quand est-ce que tu viens à Dublin ?
- Hum… je dois voir avec ta mère.
À vrai dire la dernière fois qu’il est allé en ville, il lui a fallu deux semaines pour retrouver sa magie. Deux longues semaines avec des courbatures, des sauts d’humeur, un mal de tête permanent et beaucoup de chagrin. Les symptômes ordinaires du mal moderne chez lui. Seulement plus le temps passe, plus sa résistance à la technologie s’affaiblit. Rien que parler au téléphone lui donne la nausée.
- Toi aussi tu me manques ma puce. Tu me fais un bisou ?
- Bisous SMACK !
- Plus fort, Ponpon a pas entendu !
- BISOUS PONPON !
- Allez je raccroche. Oublie pas de bien te brosser les dents et d’être sage avec maman, sinon les trolls viendront te manger les doigts de pied dans ton sommeil.

Quand il entend le bruit mouillé des lèvres d'Eloise, Gareth se souvient que malgré tout il ne regrette rien. L'abandon de sa dixième année, la maladie de sa mère, la vente de la maison à Londres, le petit café dans le village perdu au milieu des moutons, ses chaotiques neuf années de mariage, tout ces accidents de parcours qui font qu'il est là aujourd'hui. Pour le sourire de sa fille, il les referait tous volontiers, se cognerait la tête et les dents sur les mêmes galères mille fois s'il le fallait.
Mais il ne peut s'empêcher de se demander si un jour Ambrose viendra vraiment la chercher...