THREE QUARTERS AND A MILE.
La porcelaine a ce reflet bleuté contre lequel, en soulevant la tasse par l’anse, je fais crisser mon ongle. Ça résonne doucement, ça murmure un oubli contre lequel je dépose mes lèvres. Le thé est froid, mais ça serait dégueulasse de le boire, désormais. C’est gâché, et je ne veux pas le montrer, quoiqu’il n’y ait personne pour regarder. Mira n’est pas là, la chambre est silencieuse, et je poursuis, des yeux, le parcours que j’invente, au gré de ces détails de vie qui parsèment le décors des lieux. Il n’est pas là, a mentionné la bibliothèque un peu plus tôt dans la journée, et debout, debout et silencieux, à tenir la tasse de thé que je n’ai pas bu parce que je l’ai oublié, je considère l’environnement.
C’est une de ces journées durant lesquelles la solitude est une mauvaise amante, et je n’ai pas envie d’être tout seul. C’est une de ces journées dans lesquelles j’aurai aimé que Mira soit là. Mais le roommate est envolé, les possibilités d’enrouler mes doigts autour de ses pinceaux, de son fond de teint et de ses lipsticks aussi, et il n’y a pas de place pour crever la bulle du vide avec les cils trop pointus, trop agités de ce garçon.
J’inspire.
La tasse claque contre la table, quand je la dépose, et en saisissant un crayon qui traine, je griffonne, sur du papier mouillé, un mot à l’attention de mon colocataire. Sorry, j’écris, sorry, I didn’t mean to waste it, I’ll drink one with you tonight. Have a nice day.
Have a nice day, Cameron Miracle.
Alors je marche, je marche au travers des couloirs, du temps, et je ne sais pas trop ce que je fais, je ne sais pas trop ce qui se passe, je marche et il n’y a rien de particulier. Je visite la volière, en profite pour saisir un chiffon et frotter un peu la plaque en cuivre de la statue de Merlin, redonne à manger aux pigeons et autres foutus piafs, explore les recoins arrondis de l’aile, et finis par redrescendre, finis par redescendre. Je n’ai rien à faire, je ne me sens motivé par rien, je veux aller me perdre, je veux aller respirer, un peu, rien qu’un peu.
Peut-être -
Il commence à faire sombre, la soirée est chaude, j’ai retiré ma veste. On crie, on s’exclame, les enfants hurlent de joie dans le parc, et je longe les préludes, escalade les reliefs du terrain. Dans quelques heures, je me dis, dans quelques heures il fera suffisamment sombre pour aller nager, et j’ai décidé d’aller m’enfoncer dans les bois, pour atteindre le lac. D’ici quelques heures, il n’y aura personne pour venir me voir, pour me regarder, et si je nage, si je me laisse couler, il n’y a que les poissons qui pourront me juger.
Je pourrais envisager ne pas me faire saigner, ce soir. Sous ma peau, dans mes nerfs, il y a ce frisson un peu fébrile d’un désir d’exister.
Excité, presqu’impatient, j’ai amorcé un mouvement, quand ma petite bulle égocentrique explose, au contact visuel d’une silhouette qui se plie devant moi, à quelques mètres de là.
Des cheveux trop clairs, les mains trop chargées de ces livres que je lui devine emprunté un peu plus tôt. Un crop top uni, qui se glisse trop facilement sur les côtes flottantes de l’autre, et je relève les yeux, je relève les yeux, tandis qu’il ramasse au mieux ses bouquins, et je crois que je vois Ambrose avant que l’autre ne le voit. Avant qu’Ambrose ne me voit.
Contre mes mâchoires, les nerfs rachidiens deviennent cette guirlande excitée d’une sensibilité trop stimulée. Mes griffes engagent ce mouvement de fureur et j’inspire, j’inspire, pour ne pas hurler. J’inspire, et Ambrose a abaissé les yeux vers Mira, qui se redresse, qui balbutie. Idiot, idiot.
J’expire.
“Hey, Mira, you bastard. Stop flirting.”
Il y a quelqu’un, derrière moi, derrière nous, qui nous suit, mais je m’en fiche, je m’en fous, et je me rapproche, lentement. Ambrose, assurément, est cette bonne manière de tuer la solitude, et je viens, doucement, poser ma main contre les reins de Cameron, pour me grounder moi-même. Je feins, en baissant les yeux, m’inquiéter de sa chute. Une considération, pour ses bouquins, et je lui en arrache un des mains, sans relever les yeux vers le truc, le truc, et je marmonne.
“Am I interrupting something ? Were you planning on a date, maybe ? Heh.”
Du soleil contre ses cils, contre ceux de Cameron, et je suis presque ébloui, je suis presque déconcentré, mes lèvres pincées en cet angle boudeur. Entre mes doigts, le volume qui recueille les incidents magiques liés aux ascendances et autres malédictions est ce pavé trop lourd que j’aimerais m’écraser contre la gueule. Mais c’est trop tard, j’ai déjà engagé un mouvement, et je ne sais pas vraiment comment me défiler. On se rapproche, et je jette les yeux, rien qu’un instant, sur le gamin roux qui a décidé de venir nous aborder, qui sera suffisamment près de nous, dans quelques instants, pour nous saluer. T’es qui, tu veux quoi, putain.
“I mean. Would you go on a date with someone, Ambrose ? If it was asked -"
Je cherche ses yeux, cherche cette perfection qui m'échappe. Je veux savoir, je veux savoir. Je veux enfoncer mes ongles dans ses orbites, lui arracher sa peau, lui creuser le cerveau, le récupérer, et le lécher, l'enfoncer entre mes doigts, et comprendre, comprendre, je veux savoir. Si je faisais ça, peut-être que Hisashi, peut-être que-
"- would you ?”
Je tends le bouquin à Mira, ne cille plus vraiment. Mes doigts effleurent les sien, j’essaie de ne pas baisser les yeux, et quand le gamin, putain, a décidé que son désir consistait clairement à venir nous péter notre bulle, quand il a décidé que ramener sa petite crinière rousse était clairement ce qu’il voulait faire depuis le début, je soupire, j’abaisse les yeux.
“Hey, kiddo, we’re having an adult conversation righ here, you souldn’t be here.”
Je me défile, je me défile, et j’ai sur la langue le désir de perpetrer un mouvement effectué presque dix ans plus tôt. Je veux le mordre, et je veux voir comment Mira réagirait.
C’est une de ces journées.