Temps calme [Libre]

Deux jours, peut-être, qu’elle n’avait pas dormi ?

Elle avait vaguement perdu le fil. Ce n’était pas qu’elle n’essayait pas, au contraire. Son corps et son esprit n’étaient tout simplement pas fatigués. Rien d’inhabituel, à vrai dire. Ce n’était pas un état sain, évidemment, et bien souvent elle dormais pendant quelques jours d’affilés après ses périodes d’insomnie.

Mais en attendant, elle en profitait. Ses facultés cognitives n’étaient pour le moment pas altérées. Elle pouvait travailler de façon ininterrompue, trouver plus de temps pour ses loisirs et, surtout, elle se sentait plus proche de la magie lors de ces instants. Plus proche des sources. Un vrai bonheur.

C’était pour cette raison que, ce soir, elle n’allait bien évidemment pas se poser tranquillement dans sa chambre. Elle allait errer dans les couloirs. Cueillir quelques champignons intéressants dans les caves ? Lire au bord du lac, ensuite... Peut-être verrait-elle un fantôme (Sophia ne réalisait pas que c’était elle, le "fantôme" le plus fréquemment croisé par les élèves depuis les deux dernières années, et que certains faisaient demi-tour dans les couloirs quand ils entendaient le claquement de sa béquille contre les planches).

Une fois sa journée de cours finie, elle se changea donc, enfilant une de ses habituelles jupe longue noire, un haut simple surmonté d’un épais pull de laine marron, enveloppa ses épaules dans un châle couleur crème, se saisit de sa béquille et… Laissa chaussures et chaussettes dans sa chambre. Comme d’habitude, si elle le pouvait, elle s’en passait. De toute façon, les sous-sols étaient dallés, pas de risque d’y prendre une écharde.

Après un trajet durant lequel elle pris volontairement son temps, histoire de bien sentir le sol sous ses pieds nus, elle finit par pénétrer dans le bâtiment principal, puis vers les profondeurs de ce dernier. La pierre glacée contre la plante de ses pieds créait un contraste des plus appréciables avec la chaleur procurée par le haut de sa tenue. Alors qu’elle descendait, au rythme du claquement de l’embout de bois de sa béquille contre les pierres, un autre rythme parvint à ses oreilles.

Une mélodie. Plus bas, dans les tréfonds de la cave. Agréable à l’oreille, quand bien même Sophia était du genre à rechercher le silence. "Oh, fantôme ou hallucination ? J’espère que c’est un fantôme", pensa-t-elle en continuant d’avancer, plus lentement. Sans se reposer sur sa béquille, désormais, de peur de gêner les accords. Elle se rapprochait.

Il était là. Le garçon à la peau à peine moins diaphane que la sienne, en train de jouer de la guitare. "Un fantôme, donc", conclut Sophia en silence. Au vu du modèle de guitare, c’était probablement un mort tout récent, un ancien élève de l’école ? À moins que l’instrument était un objet tangible dont l’esprit frappeur se serait emparé.

Ça n’avait que peu d’importance aux yeux de la brune. Elle s’assit à l’autre extrémité du couloir, face à l’apparition. Avec un petit "tac" qui peina à résonner, à moitié couvert par les accords, elle posa sa béquille sur le sol. Puis, tout simplement, elle commença à fixer le fantôme. Derrière ses cheveux raides noirs de jais en bataille, les globes sombres s’étaient fermement posés sur le spectre.

Le fantôme était surpris. Sophia était contente, ce qui se traduisit par la commissure de ses lèvres se levant d’un millimètre. Elle n’avait jamais fait peur à un fantôme avant. Son esprit, peut-être un peu trop porté sur la magie ce soir, continuait de ne pas percevoir les preuves pourtant évidentes que le garçon était tout ce qu’il y a de plus vivant. La remarque grossière passa complètement à côté des oreilles de la jeune fille, qui avait été habituée à bien pire, et le duel de regard commença.

Elle s’attendait à ce que, d’un instant à l’autre, il se mette à flotter, qu’il explique ce qu’il faisait dans ces couloirs, voire qu’il lui explique comment accorder la paix à son âme. Peut-être que le jam qu’il proposait était la clé de son exorcisme ?

Au lieu de faire quoi que ce soit de notable, il sourit et se présenta sous le nom de Cyan. C’est à ce moment que Sophia commença à avoir des doutes sur la nature ectoplasmique du blond. Les vrais fantômes qu’elle avait eu l’occasion de croiser étaient bien plus cryptiques dans leurs présentations, et avaient des prénoms bien plus intéressants. Ne restait plus qu’à lui répondre.

"Sophia."

Sa voix grave et cassée résonnait particulièrement bien dans ces sous-sols. À son grand agacement. Elle n'aimait pas être une source de bruit importante. Toujours assise par terre, elle regarda autour d’elle, se saisit d’un petit gravier, tombé d’une dalle après des années à subir les pas de tous, et le jeta avec une étrange solennité sur la chaussure du jeune garçon. Poc. Un contact.

Un léger soupir s’échappa entre les lèvres de Sophia alors que son micro-sourire disparut. Intérieurement, elle n’était que déception.

"Tu n’es pas un fantôme."

Les facultés cognitives de Sophia ne diminuaient pas durant ces périodes d’insomnie, comme mentionné plus tôt. Néanmoins, il ne serait pas inexact d’avancer que ces phases la rendaient bien plus bizarre (ce qui aux yeux de beaucoup pourrait passer pour de la bêtises) et prompte à voir la magie partout, surtout là où elle n’était pas.

Ses yeux se posèrent à nouveau sur Cyan, mais cette fois-ci, ils se plissèrent. Signe d’intense réflexion chez elle.

"Alors quoi ?"

Elle n’avait pas envie qu’il s’agisse juste d’un autre élève. S’il pouvait être une quelconque créature magique, elle considérerait cette sortie comme une réussite absolue.

Quelle drôle de sensation. Cyan était calme, posé, plutôt aimable. Il jouait de la guitare, il était propre, souriant.

Elle se sentait menacée. La brune interprétait rarement correctement l’ambiance, lors d’une discussion, mais là, elle en était certaine. Un malaise la prenait au ventre, sans qu’elle puisse en identifier la cause. Et la façon de se décrire du jeune homme n’aida pas. Sophia pensait que les gens inoffensifs se décrivaient rarement comme "Coquins et capricieux". Même Béatrice ne parlait pas comme ça d’elle-même. L’espace d’un instant elle envisagea de partir, tout simplement, sans rien dire. Mais elle avait vraiment envie de ces champignons dans la cave, et elle n’avait pas envie de tourner le dos à Cyan. Ni de repasser devant lui en quittant le sous-sol. Elle était coincée entre ses instincts et ses envies.

Elle cristallisa ses pensées en un seul mot, sans quitter des yeux le blond.

"Zarb."

Elle replia ses jambes étendues et enroula ses bras autour. Comme pour se rendre un tantinet moins vulnérable. Son visage ne trahissait pas son inquiétude et elle n’avait toujours pas baissé les yeux, elle estimait qu’il prendrait ça pour un simple repositionnement sans arrière-pensée. Il s’agissait de ne pas se montrer totalement sans défense (même si elle l’était plus ou moins). Mais malgré tout...

"Tu fais ça souvent ?"

Elle était terriblement curieuse. Elle voulait en savoir plus sur ce lutin (puisqu’il n’était pas un fantôme, en fin de compte) qui jouait de la guitare tard le soir et se présentait à la première inconnue venue comme étant quelqu’un de teigneux. Et puis, elle était consciente de son état de fatigue. Si la plupart du temps elle le gérait bien, elle savait qu’il lui arrivait d’être moins lucide que d’habitude, dans ces moments. Peut-être était-elle paranoïaque pour rien ? Il était tard, elle était seule, Cyan était un petit peu particulier, elle n’avait pas dormi depuis longtemps… Peut-être que ce n’était que ça.

Oui, c’était probablement juste ça.

Cyan était bizarre, mais ne le faisait probablement pas exprès. Ses propos auraient peut-être été vexants… Si elle venait d’arriver à Hellébore. "Très légèrement perturbée", c’était franchement doux, par rapport à ce qu’on avait dit d’elle par le passé, au détour d’un couloir ou en face, les yeux dans les yeux.

Et à nouveau, elle n’aimait pas ses mots. Il n’était pas obligé d’ajouter derrière qu’il était capable de mordre. Pourquoi ses politesses étaient-elles suivies de ce genre de propos étranges ? C’était peut-être quelqu’un d’inadapté socialement, tout simplement. Comme elle. Mais en ce cas ils risquaient de ne pas aller bien loin.

"Désolée. On parle. Donc je te regarde."

On lui avait dit de regarder les gens plus souvent dans les yeux quand elle s’adressait à eux. Mais à force, elle commençait à croire que c’était une mauvaise idée. Ce n’était pas la première fois que quelqu’un semblait mis mal à l’aise par son regard.

"Tes mots sont bizarres. Toi ça va."

C’était logique, dans sa tête. Des gens corrects tenaient parfois des propos étranges. Elle n’allait pas juger quelqu’un qui n’arrivait pas à mettre en place un dialogue normal. Néanmoins, si elle pouvait s’améliorer au passage sur ce point, elle n’allait pas rater cette occasion. Cyan avait la décence de ne pas l’ignorer, c’était toujours appréciable. Autant en profiter.

Son visage se pencha légèrement sur le côté, sans qu’elle ne cesse de le regarder dans les yeux.

"Je dérange ?"

Il avait arrêté de jouer, après tout. Peut-être voulait-il tout simplement qu’elle parte, et avait du mal à lui dire ?

Il était sympa en fait. Elle regrettait presque de l’avoir mal jugé. Il suffisait juste d’être un peu plus ouverte. Car oui, aux yeux de Sophia, elle s’était montrée extrêmement ouverte à l’instant. À prendre ou à laisser, mais elle ne déployait normalement pas autant de ressources pour un inconnu. Si elle ne l’avait pas pris pour un fantôme, elle n’aurait tout simplement pas dépassé le stade des réponses bisyllabiques.

C’était très très rare qu’on lui demande son avis. Sur quoi que ce soit. Elle se fendit d’un sourire plus large que d’habitude et sentit ses épaules se détendre. Elle réfléchit un instant aux questions qui lui étaient posées, histoire d’être sûre de ne pas se tromper.

"Tu ne déranges pas. Tu peux jouer..."

Réflexion à nouveau. La culture musicale de Sophia était extrêmement limitée. La jeune fille avait grandi sans radio, sans internet, sans lecteur MP3. Et bien sûr, sans aller au moindre concert de sa vie. Sans compter sur le fait qu’elle se retrouvait toujours avec un mal de tête terrible dès qu’elle essayait de jouer elle-même. À l’exception de deux-trois mélodies sifflotées au détour d’un couloir et de ses cours de langage druidique, elle n’avait pas vraiment été exposée à de la musique. À l’exception peut-être…

"Le Temps des Cerises ?"

Elle espérait de tout cœur qu’il connaissait. C’était probablement une des seules chansons qu’elle avait à peu près en mémoire. La préférée de son grand-père, qu’il chantait de temps à autre. Mais bien sûr, elle ne s’attendait pas forcément à ce que Cyan ait un répertoire français particulièrement développé.

"Ou ce qui te chante. Comme tu veux."

Elle remua légèrement, se replaçant dans l’attente de son petit concert privé. Bien sûr, elle n’avait pas quitté le lutin des yeux depuis tout ce temps.

Alors ça, elle ne s’y attendait pas. Elle avait presque l’impression d’avoir été piégée, l’espace d’un instant. Elle, fredonner ? Est-ce que le mélomane avait les oreilles bouchées ? Est-ce qu’il entendait sa voix, là, depuis tout à l’heure ?

Sophia n’était pas du genre à complexer vis-à-vis de ses traits. Mais sa voix n’était pas un complexe. Elle savait qu’elle était laide. Grave, cassée, elle avait déjà été comparée à un corbeau avec une angine, un tableau noir griffé dans une cathédrale et bien d’autres images moins créatives et poétiques. Elle-même ne trouvait pas agréable sa voix lorsqu’elle l’entendait sortir de ses lèvres, et elle supposait que ce que les autres entendaient était pire.

Mais elle avait vraiment envie d’entendre le Temps des Cerises. Le lutin jouait bien. Et elle trouvait admirable le fait de pouvoir reproduire les notes à l’oreille, comme ça. C’était une forme de magie, en soi, ça aussi.

C’est pour ça qu’après quelques secondes de réflexion, elle hocha doucement la tête. Pas besoin de prévenir Cyan au sujet de ses cordes vocales, il allait entendre bien assez tôt. Et puis, elle avait beau avoir une voix estimée désagréable, elle avait pris suffisamment de cours de langage druidique pour pouvoir au moins chanter les bonnes notes.

"En fa mineur."

Ayant clos ses yeux sombres, elle se mit d’abord à vaguement fredonner. Puis, réalisant qu’elle rendait la tâche plus compliquée au non-fantôme assez aimable pour accéder à sa requête, elle se mit à chanter plus franchement. Il y avait une sincérité profonde dans sa voix, en dépit de ses imperfections. C'était son enfance à elle, qui sortait de sa gorge.

"… et merle moqueur, seront tous en fête..."

Sophia n’était pas du genre à ressentir de la honte, mais elle espérait juste qu’elle n’offrait pas un spectacle trop pénible au ménestrel des sous-sols. Au moins était-elle contente d’atteindre les bonnes notes, à l’exception peut-être du ré incroyablement aigu qui revenait périodiquement dans le chant.

Cyan ne pouvait pas le savoir, mais il était le premier à l’entendre franchement chanter ainsi en-dehors des cours dédiés.

Double piège. Elle qui pensait pouvoir s’installer tranquillement et écouter de la musique, voilà que sa participation était devenue essentielle. Mais…

Elle avait beaucoup aimé cet instant. Le lutin s’était gardé de toute remarque négative ou mimique contrite. Il avait même pudiquement baissé le regard, lui accordant l’espace dont elle avait besoin. Sophia avait senti la magie couler à travers elle-même lors de leurs quelques moments d’harmonie. Et elle avait très envie de recommencer.

Alors, après une ou deux mesures de guitare, histoire de bien caler son rythme, elle rejoignit le blond. Dans les sous-sols résonnèrent une curieuse mélodie. Le mélange d’un accompagnement en cordes pincées, qui en dépit de quelques erreurs ne perdait jamais le fil, et une voix discordante, mais pleine de bonne volonté, qui semblait puiser sa force dans des souvenirs lointains.

"Mais il est bien court le temps des cerises..."

Il y avait une profonde sincérité, dans cette interprétation, venant d’elle comme de lui. Les yeux clos, elle savait que ceux de son partenaire l’étaient également. À travers la plante nue de ses pieds contre les dalles, elle ressentait les vibrations de l’univers tout entier. Elle percevait la voûte céleste à travers ses paupières closes. Ses inspirations étaient magie, les harmonies étaient cosmos, les notes de l’instrument étaient des étoiles filantes.

Par le biais de la musique, elle se fondait dans la roche, devenait Hellébore, et par extension le monde. Elle…

4 secondes après que Sophia ait arrêté de chanter, aux alentours du dernier couplet, un bruyant ronflement s’éleva dans les sous-sol. Le genre de bruit de clairon qu’on avait du mal à imaginer sortir d’une fille si petite et chétive, mais le fait était là. Sophia s’était endormie au beau milieu de la chanson, rattrapée par son manque de sommeil. Et de son nez proéminent s’élevait un concerto d’une intensité incomparable à celle de la guitare de Cyan.

Sa lagophtalmie nocturne faisait que ses yeux s’étaient légèrement ouverts, vitreux, regardant droit devant. Sa bouche était fermée. Ses mains ballantes, détendues. Elle ne semblait pas trouver inconfortable le moins du monde les lieux, et passerait probablement la nuit assise par terre si nul ne venait la réveiller.

"Mmmmh ?"

Réveil désagréable, mais qui aurait pu être pire. Elle n’aimait pas trop qu’on la touche sans prévenir comme ça, mais elle portait un épais châle et un gros pull, le contact n’était pas trop agressif. À en juger par l’absence de goût désagréable dans sa bouche et par le fait que ses yeux n’était pas trop desséchés elle n’avait pas dormi trop longtemps.

Par contre elle était à peu près sûr que personne ne l’avait jamais appelée "belle hirondelle" de toute sa vie. C’était peut-être ça le plus bizarre dans l’ensemble. Mais elle avait déjà établi que Cyan était bizarre, donc rien de neuf à ce niveau.

Elle avait donc cessé de ronfler, cligné des yeux trois fois et s’était mise à fixer le lutin. Trois secondes plus tard, elle eut un vague sourire et commença à se relever.

"Enfin."

Enfin elle commençait à être rattrapée par le sommeil. Elle allait pouvoir s’offrir une bonne nuit de repos. Une fois debout, elle agita les doigts et lança un sortilège rapide sur sa béquille, qui se redressa doucement jusqu’à être parfaitement perpendiculaire au sol. Elle s’en saisit à ce moment.

Tant pis pour les champignons. Elle voulait profiter de son coup de fatigue.

"Merci."

Elle adressa au blond un signe de la tête. Elle avait passé un très bon moment, en dépit de débuts un peu… Compliqués. Sans dire un mot de plus, elle se tourna vers la sortie du passage et commença à boiter vers les escaliers. Elle sentait qu'elle allait passer une bonne nuit.

HRP: