Cassis frotta son écran avec la manche de son pull. Il n’arrivait pas à se débarrasser d’une trace… uh. Un soupir et il changea la luminosité pour essayer d’ignorer ce détail et reprendre son exposé. Une histoire d’éolienne et de maison autonome pour son cours de SVT.

-Cassis…

Sursaut. Il renversa la tête en arrière pour croiser le regard d’Ernest étalé sur son lit. Son meilleur ami tournait en rond depuis bien vingt minutes. Cassis avait essayé d’y remédier en lui donnant un rubik's cube, mais le jouet avait ses limites. Bientôt, Ernest commencerait à lui lancer des objets pour qu’il lui porte un peu d’attention. Pas que cela le dérange, mais ça ralentissait vraiment le travail et… Cassis préférait finir rapidement pour qu’ils puissent aller jouer… Qu’est-ce qu’ils voulaient faire, en fait ? Ernest avait parlé d’un vieux jeu sur console avec un dragon? Oui, certainement ça.

Néanmoins, Cassis céda et fit tourner la chaise pour le regarder. Il était faible comme ça pour ses amis.

-Qu’est-ce qu’il y a?

-Dis… Tu t’ennuies pas un peu?

Ses yeux s’écarquillèrent.

-Non, pourquoi ça ?

Non… mais parfois, parfois Cassis se posait la question. Ernest semblait vivre chaque évènement comme si c’était une aventure, alors que lui… lui les prévoyait. Il s’attendait à beaucoup de choses et il aimait bien s’organiser, lister, prévoir. Était-il ennuyeux pour ça ? Cassis observa Ernest qui s’était redressé et il fut tenté un instant de lui demander “j’suis ennuyeux?”. Il ne voulait pas demander par incertitude sur leur amitié, cela faisait sept ans qu’ils étaient constamment l’un avec l’autre, une telle amitié, Cassis en était certain, ne pouvait qu’être de confiance. Mais, il voulait juste savoir, si lui l’était… ennuyeux. Il ne s’ennuyait pas vraiment, après tout il avait Ernest, sa soeur et ses parents. Il s’amusait aussi lorsqu’il travaillait. Pas vraiment avec cette histoire d’éolienne, mais il y avait un côté savoureux à décortiquer puis organiser des informations. Mais était-ce vraiment le mieux?

-Non, pour rien. J’aime pas faire des exposés, alors je me posais la question.

Rien de grave semblait-il. Ernest appuya son dos contre le mur et repris le rubik's cube. Il était prêt à attendre, comme toujours. Cassis appréciait ça chez lui, autant que tout le reste. Il retourna donc sur son travail, mais au fond de sa tête persistait cette question. Vivait-il vraiment? Avait-il vraiment trouvé la meilleure façon de vivre? Il n’avait que treize ans mais sa tête tournait trop vite pour lui.
Il posa la dernière ponctuation à sa recherche et se leva, déterminé.

-Viens, on va jouer à la console !

Ernest s’éclaira d’un seul coup et ne se fit pas attendre, quittant la chambre pour dévaler les escaliers et rejoindre le salon de la famille Pesani. Le reste de l’après--midi se passa avec légèreté jusqu’à qu’Ernest lui donne une tape dans le dos avant de quitter sa maison. Il n’habitait pas très loin, mais partait toujours bien trente minutes avant son couvre-feu. Il ne fallait pas inquiéter sa mère, disait-il.

Cassis, lui, piqua un sandwich dans la cuisine et alla se caler devant son bureau. Les repas étaient rarement passés en famille puisque ses deux parents travaillaient tard. Sa soeur non plus ne prenait pas la peine de s’asseoir dans la cuisine.

A son bureau, l’adolescent se perdit dans l’apprentissage de sa leçon d’histoire et dévora son dîner. Une heure ou deux passèrent sans qu’il ne s’en rende compte, puis une porte claqua dans la maison - sa mère ? Il s’étira, prêt à se lever. Il tourna sa chaise mais s’arrêta net.

A côté de lui se tenait un homme au chapeau pointu. Bouche bée, l’adolescent écouta.
Aujourd’hui encore, alors qu’il essaie de se souvenir de cette conversation décisive, Cassis n’arrive pas à restituer un mot. Tout ce qui lui reste c’est cette sensation effrayante d’être au bord d’un chemin et d’observer le monde se dérouler sans lui. Cassis, jusqu’à ce qu’il rencontre Ambrose, se sentait intégré au monde et à la société, le décalage se créa quand au lieu de refuser la proposition, il commença à se dire “pourquoi pas.” Après tout, il avait peur d’être ennuyeux, de passer à côté de sa propre vie, mais voilà qu’on lui apportait sur un plateau quelque chose de nouveau à essayer. Ça ne coûterait rien de se lancer, de vivre un peu autrement. Il n’était pas aussi figé qu’il ne le pensait puisqu’il décida de tenter. Un oui s’imposa sans qu’il ne puisse se rendre compte des conséquences. Aujourd’hui, il en a un peu plus connaissance : l’isolement dû à son éducation, la colère dû au gâchis de la magie par un monde trop moderne, et ce décalage qu’il avait fait sien. Parfois il regrettait d’avoir dit oui, de s’être volontairement isolé de son meilleur ami, mais aussi de sa famille. Oh, il n’était pas malheureux à Hellebore, mais il n’arrivait pas à faire coïncider cette vie magique et ses rêves “normaux”. Alors… Alors jusqu’à cette année, il ignorait un peu le problème en travaillant tant pour la magie que pour son baccalauréat français, mais il arrive lentement à bout. Comme n’importe quel adolescent, en soi.