Troisième Oeil ✷ Roleplay Test
Il s’est mis à pleuvoir quand le taxi les a déposées sur Upper Brook Street, la migraine ne mentait jamais. Arlie avait tenté de se refroidir le crâne en collant son front contre la vitre embuée, mais la douleur n’en avait été que plus éparse, elle éclatait çà et là dans de petits à-coups — comme des claques-doigts farceurs qui auraient pris vie ou un lutin espiègle qui s’amuserait à faire du pop-corn dans son esprit. Fran, sa mère (elle s’appelait Françoise, mais avait raccourci son prénom à son arrivée à Londres), la tira du bout des doigts jusqu’à l’intérieur du Gavroche.
— On devrait rentrer à la maison, maman.
James les avait installées à leur table fétiche, dont la banquette matelassée de velours vert olive était aménagée dans un renfoncement et offrait une vue sur la salle du restaurant et ses décorations d’oiseaux éclectiques. C’était la seule table vide, qu’il gardait précieusement pour elles deux tous les samedis de juillet.
Fran arqua l’un de ses sourcils dessinés au crayon.
— Pourquoi tu dis ça, Arlie ? Tu n’as pas faim ?
La petite fille soupira, elle savait que sa mère n’était pas friande de ce qu’elle croyait être des suppositions (« Nous ne devrions pas aller au dîner de Mrs. Backbone, maman, il risque de ne pas être agréable. Surtout pour toi et papa — non, vraiment, restons à la maison. » ; « J’ai vu…enfin, j’ai entendu…le vent…enfin, je veux dire : on m’a dit que mon professeur de latin ne pourrait pas venir me faire cours samedi matin. Pourrai-je aller passer le week-end chez Olga plutôt ? »). Elle savait également que sa mère la pensait délirante et se refusait de croire, ne serait-ce que pour cesser de s’angoisser, qu’Arlie était autre chose qu’une enfant aux idées fantasques qui avait la chance de voir ses désirs se réaliser.
Arlie décida de ne pas s’éterniser sur son pressentiment et d’ignorer la migraine qui pétillait toujours dans sa tête. Cette fois-ci, elle laisserait sa mère connaître les conséquences de son scepticisme — ce n’était pas vraiment une vengeance de sa part, disons plutôt qu’elle n’interviendrait pas quand viendrait le contrecoup de l’ignorance délibérée de Fran.
Elle le vit alors : une silhouette haute et précise aux mouvements d’automate, dont les maigres jambes acrobatiques semblaient manquer de se briser à chaque enjambée. Elle savait que c’était lui, elle reconnaissait le plateau et l’uniforme (dont le pantalon tombait plus court sur les chevilles que celui des autres serveurs tant il était élancé) qu’elle avait vus en rêve deux nuits plus tôt, et qu’elle n’arrivait pas à évincer de ses pensées aujourd’hui. L’homme sortait tout juste des cuisines, et avait les yeux rivés sur la table voisine, vers laquelle il avançait dans des foulées aussi grandes que le lui permettaient ses jambes de sauterelle.
Fran parlait — Arlie le savait car elle n’était pas totalement étanche à ses alentours, mais elle ne saisissait aucun des mots qu’elle prononçait : la pièce semblait dorénavant plongée dans un noir charbonneux duquel elle ne discernait que le serveur qui grandissait dans son champs de vision comme une menace plus qu’effrayante. À ses yeux, il était presque un monstre maintenant, il mangeait l’espace de ses membres filandreux et enfin, il arriva à la hauteur de la table d’à côté. Tout était étrangement calme maintenant, la migraine avait elle aussi déserté. Arlie n’entendait toujours pas ce que sa mère lui disait, elle était plongée dans la brume cotonneuse de sa prémonition.
Le dernier claque-doigt éclata, plus massif que les autres — le mal de tête revint tel un buffle enragé pour asséner le coup de grâce : le serveur trébucha sur un pauvre teckel qui venait trouver refuge auprès de son maître, et l’entièreté du plateau valdingua. Par là nous entendons surtout : une théière pleine de tisane bouillante, le reste n’était qu’entremets glacés, et Arlie culpabilisa un instant en se disant qu’ils auraient pu être dégustés si elle avait insisté un tantinet plus pour quitter le restaurant. Elle avait la certitude que l’accident ne se serait pas produit de la sorte si elles étaient parties, ainsi était le mécanisme cruel des prémonitions ; elles auraient croisé le serveur au milieu de la salle et celui-ci les aurait contournées pour atteindre sa table par l’autre côté, le teckel aurait pris place avant qu’il n’arrive à sa hauteur, et c’était tout.
La brûlure fut clémente, elle n’atteignit pas plus loin que l’épiderme, Dr. Fiddleburst fut claire : Fran avait été chanceuse. Arlie passa plusieurs semaines à masser le dos de sa mère avec les onguents que la médecin avait prescrits, elle insistait chaque soir pour le faire elle-même. Si elle ne se sentait plus vraiment coupable d’avoir si peu insisté pour partir (après tout, sa mère ne la croyait toujours pas), la culpabilité avait tout de même fait son nid autre part. Elle savait qu’elle aurait pu prévenir l’incident, mais elle se retrouvait toujours pétrifiée lorsque l’une de ses visions se réalisait — c’était comme vivre une scène de déjà-vu, tout ce qu’il se passe pendant un instant paraît évident et on est sûr et certain que l’on aurait pu l’éviter, pourtant on ne peut se délier de son rôle impuissant de spectateur.
✷
À Arlie, rien ne semblait plus serein que le vent qui berçait la côte de Whitehaven.
Ce dimanche-ci, le petit port était agité, les coquillers amarraient les uns après les autres et les bateaux de pêche revenaient de leur matinée en mer. Elle les voyait par la fenêtre de la petite maison de sa tante, perchée dans les hauteurs, qui offrait une vue sur la plage et d’où la mer lui semblait être la limite du monde. Elle entamait sa troisième semaine ici, et les voix s’étaient calmées. Elles étaient toujours là, mais plus douces, apaisées par la sérénité du grand bleu et la quiétude des nuits remplies d’étoiles.
Arlie peinait à se pencher sur ses cours de latin ; l’apprentissage de la langue avait pourtant coutume de l’enchanter, aujourd’hui, il n’en était rien. Les consonnes se faisaient soporifiques, les voyelles lui valaient des bâillements et les déclinaisons s’entremêlaient à même le papier.
Un vent glacial sembla s’abattre sur l’entièreté de la bâtisse. Olga venait de rentrer du marché, elle ne l’avait pas entendue, elle le savait — l’air avait changé de couleur, les murs avaient revêtu une tristesse morne, et un voile morose l’avait prise d’assaut. Arlie quitta le fauteuil de son bureau et descendit au rez-de-chaussée, d’un pas ferme mais discret.
— Tante Olga ?
La femme leva les yeux vers elle. Ils étaient rougis et elle ne le cachait pas, elle n’avait pas la pudeur ni la fierté de Fran. Elle parut deviner la question de sa nièce en croisant son regard.
— Tout va bien ma chérie, ce n’est qu’une triste histoire, mais c’est la vie.
Arlie n’en demanda pas plus, elle n’en avait pas besoin. Elle s’avança et enlaça sa tante, perchée sur la pointe des pieds pour que sa tête repose sur son coeur.