[FB 02/2018] L'hôte, le squatteur et le tchatcheur - FT Kieran

Assis sur un fauteuil du salon commun, tête plongée dans un livre, Kieran mordillait nerveusement sa lèvre inférieure. Son regard allait et venait entre l’ouvrage qu’il tenait et la grande horloge. Le temps passait, inéluctablement et Kieran avait trop à lire et pas assez d’heures. Il avait trop à assimiler et pas la capacité. Corps fiévreux. Le temps pressait. Le bruit des secondes qui se faisaient tic tac incessants semblait sonner le glas de la réussite. Survie de l’échec. Peut-être était-ce exagéré, certainement même, mais Kieran l’oubliait. Il n’y pensait pas. Tout ce qu’il savait c’était que ce livre avait été donné à lire pour le cours d’alchimie du lendemain et qu’il n’en était même pas à la moitié. Non pas qu’il n’ait pas eu le temps, il le savait. Il le savait bien, Kieran et il se retrouvait maintenant pris dans l’urgence du temps et dans des maux éreintants. Les phrases paraissaient perdre leur sens et les lettres se mélangeaient. Tout était confus et tout se faisait brouillon. Les mots devenaient flous, taches noires. Voyelles et consonnes se dédoublaient. Incapable de réfléchir. Incapable de lire. Faute à la fièvre et l’angine auxquelles il était vraisemblablement abonné alors même qu’il ne se souvenait pas avoir souscrit un abonnement. Pire encore, il ne pouvait même pas le résilier.
Scandaleux.

Il fallait l’avouer, ce n’était même pas si important mais Kieran s’obstinait. Il ne voulait pas s’arrêter avant d’avoir tourné la dernière page.
Cacochyme et opiniâtre.
Agonie du cerveau.
Il s’acharnait à lire et relire les mêmes phrases pour la dixième fois sans en comprendre le sens. Logique absente. Esprit ailleurs. Le livre n’était devenu qu’un recueil incompréhensible qu’il désespérait de pouvoir finir. Entre céphalée et quinte de toux. La respiration sifflante et la fièvre présente. Est-ce que ce livre justifiait qu’il se mette dans un état comme celui-ci ? Non. Mais sur le moment, seule l’anxiété parlait si ce n’est qu’elle hurlait étouffant ainsi la voix de la raison qui se faisait silencieuse. C’était absurde.

Alors qu’il allait reporter son attention sur l’ouvrage délaissé, Lily sauta sur ses jambes pour venir s’asseoir devant. Elle n’eut pas besoin de lui parler, son regard était suffisant et il savait ce qu’elle en pensait. Coupable.  Kieran soupira en rejetant sa tête en arrière murmurant au passage un “je sais…” avant de l’entendre dire qu’il se fatiguait inutilement et qu’il ferait mieux d’aller se reposer. Son regard se baissa sur la chatte blanche avant qu’il ne se résigne à fermer le livre. Elle avait raison. Il fallait voir les choses en face, c’était pitoyable et s’il continuait il risquait même de ne pas du tout aller en cours le lendemain sous peine de s’effondrer sur sa table.


Assis en tailleur sur son lit, tête contre le mur, Kieran fixait le plafond. Gorge brûlée et corps frigorifié. Lily - qui l’avait suivi - s’était couchée sur ses jambes, apportant chaleur et réconfort. Il n’aurait su dire combien de temps il était resté ainsi mais la porte, restée entrouverte, s’ouvrir doucement en laissant apparaître un chat roux qu’il ne reconnaissait que trop bien à présent. Il ne savait pas à qui il était ni d’où il venait mais l’aura magique laissait supposer qu’il s’agissait d’un familier. Aussi, Kieran n’avait évidemment pas cherché à le toucher, se contentant à chaque fois de le regarder s’installer sur son lit, l’oeil amusé.

Une trentaine de minutes s’écoula avant que la porte ne soit poussée, plus franchement cette fois-ci, pour laisser entrer un élève qui, lui semblait-il, n’était pas de son année ni celles supérieures. Il ne fut même pas surpris par cette intrusion, un peu trop malade pour ça, et ne dit rien se contentant d’attendre que l’élève le remarque. Lily, elle, s’était redressée et fixait l’intrus qui ne tarda pas à remarquer Kieran. Un sourire apparut instantanément sur son visage avant qu'il ne commence à parler.

- Oh ! Hi ! I’m sorry, I djeuste come in to take back Sherkan.
I hope he don’t come here too offeune, and dat he don’t bozeur you or your roum-maytes. Tell me and I will try to make him undeurstande to not come again. I’m Elias by ze way. I’m quite new here, sorry if I speak english bad. So you look oldeur, ow old are you ?


Son accent le trahissait. L’anglais n’était apparemment pas sa langue maternelle mais Kieran ne s’attarda pas dessus son attention étant davantage porté sur son doigt qui pointait le chat roux. Il avait finalement son nom, Sherkan, et probablement en face la personne à qui il était lié.
Kieran reporta son regard sur l’élève avant de sourire doucement et de laisser échapper un léger rire qui lui arracha une quinte de toux.

- Désolé, je suis un peu malade… Mais ne t’inquiète pas pour ton anglais, tu n’as pas à t’excuser… et on te comprend bien.

Son regard se posa sur Sherkan.

- Dire qu’il ne vient pas souvent serait mentir mais il ne me dérange absolument pas

Sa voix s’enroua légèrement avant qu’il ne se racle doucement la gorge pour reprendre en redonnant son attention à l’adolescent qui se tenait devant lui.

- Sinon, pour répondre à ta question, je vais avoir 16 ans dans deux mois et je m’appelle Kieran. Et toi, tu as quel âge ?

Il marqua un temps de pause, hésitant. Kieran avait envie de discuter mais la peur de déranger mangeait les mots et dévorait sa voix. Peut-être avait-il autre chose à faire, certainement. Pas le temps. Pas l’envie aussi. Peut-être.
Après quelques secondes silencieuses Kieran reprit finalement d’une voix plus faible, cordes vocales meurtries par l’angine.


- Et... du coup, tu es là depuis combien de temps ?

Patient, Kieran attendit que son interlocuteur trouve les mots qu’il semblait chercher. Ceux qu’on avait du mal à saisir, ceux qui nous échappaient parfois lorsqu’on essayait de communiquer dans une langue qui n’était pas maternelle.
Il ne pouvait être que compréhensif, déjà admiratif de ceux qui se faisaient bilingues, trilingues si ce n’est plus. Il fallait le dire, Kieran n’avait jamais excellé en langue, réticent aux enseignements dispensés à l’école qui l’obligeaient à prendre la parole car “on apprend une langue vivante” comme ils aimaient le rappeler et que, pour ce faire, il fallait bien s’entraîner et la parler. Ils n’avaient pas tort, évidemment, mais l’anxiété paralysait qu’on le veuille ou non, apprentissage de langue vivante ou pas.

Peut-être aussi n’avait-il jamais pris le temps de s’entraîner davantage, jamais eu vraiment l’envie, confort d’avoir l’anglais comme langue maternelle. A vrai dire, Kieran pouvait également communiquer en allemand mais il n’avait jamais étudié pour alors ce n’était pas comparable.
Il n’avait aucun mérite.
C’était seulement papa qui, allemand d’origine, avait partagé ses mots à lui.
Voilà tout.
Il avait seulement appris à copier les phrases qu’il entendait, répéter, déduire le sens. Il n’avait pas étudié. Pas ouvert de cahiers. Grammaire, syntaxe et conjugaison devaient s’en prendre un coup.

Et puis finalement les mots se rassemblèrent et les phrases furent constituées, laissant Elias répondre à ses questions. Kieran fronça légèrement les sourcils en réponse à sa dernière phrase, ne sachant ce que ces mots voulaient dire. Du français ? Sans doute. Il lui semblait reconnaître la sonorité. Mais l’expression de son interlocuteur et sa gestuelle lui suffirent pour comprendre qu’Elias avait perdu un mot et qu’il n’arrivait pas à le retrouver.
Throat étant devenu gorge.
 Seul mot français que Kieran connaissait à présent.
Assez étrange mais pourquoi pas.
           C’étaient les circonstances de la vie.

Il acquiesça en souriant, signe qu’il l’avait compris. Nul besoin de mots parfois. D’ailleurs, il aimait le dire et le rappeler.
Sensible aux expressions et à l’expression du corps.
Il y a dans les gestes et la façon de se mouvoir quelque chose de propre à chacun, qui en dit long, parfois plus que les adjectifs et qualificatifs que l’on tente d’accoler.
Et ça, Kieran le percevait.

Il prit finalement la parole, éclaircissant sa voix assombrie par le mal qui l’éprenait.

-Oh, ça va oui, j’ai l’habitude, léger rire
et.. mh-

Il détourna légèrement le regard, un peu embarrassé de devoir répondre par la négative et refuser sa gentillesse.

-C’est très gentil mais je ne mange pas de miel.

Se mordant la lèvre, gêné de décliner alors qu’Elias souhaitait l’aider Kieran enchaîna rapidement.

-Mais j’accepte volontiers du thé avec du citron, qui n’a sans doute pas la même efficacité mais qui reste très bon !
Merci.

Bien qu’il y avait dans la chambre déjà une bouilloire remplie d’eau chaude où se trouvait à côté de quoi se servir et notamment quelques herbes, plantes, petits citrons et autres agrumes, Kieran sortit une boîte où y était rangé d’autres thés et infusions.

-D’ailleurs, je ne sais pas ce que tu aimes mais tu peux te servir. Il y a du thé vert sencha, thé noir aux fruits rouges, du rooibos hm.. du thé vert à la menthe, de quoi faire du sobacha ou de l’orgé aussi. Enfin, tiens, tout est marqué alors n’hésite pas à prendre ce qui te plaît !

Il lui tendit alors le contenant en souriant avant que son regard ne retombe sur Sherkan, toujours couché au pied de son lit. Leur lien était relativement récent vu l’âge d’Elias.

-Mais par contre, tu sais, si toi ça te dérange qu’il vienne ici, je peux faire en sorte d’éviter qu’on laisse notre porte ouverte.

(bon, par contre, lorsque ça arrivait dehors là c’était une autre histoire parce qu’il n’y avait pas vraiment la possibilité de fermer une porte…)

Se rendant compte qu’il était passé d’un sujet à un autre sans transition, Kieran s’empressa de clarifier sa phrase et de préciser de qui il parlait.

-Je parle de Sherkan.

Au même moment Lily se redressa et s’étira, jetant un coup de l’oeil au rouquin qu’elle tolérait avant de venir se recoucher contre Kieran libérant ainsi une place sur le lit pour qu’Elias puisse s’asseoir s’il le souhaitait.
Kieran sourit, il savait que Lily l’avait fait intentionnellement.

En réponse à ce qu’avait dit Elias, Kieran souria, souria fort. Pas seulement avec ses lèvres, non, mais aussi avec ses yeux dont les pupilles, nous l’aurions remarqué si nous étions assez près, s’agrandir avec son sourire. L’expression simple et heureuse, propre à lui, un émerveillement qui le caractérisait, parfois inattendu, imprévu, d’autres fois anticipé. Il n’y avait nul besoin de le connaître depuis des mois si ce n’est des années pour avoir eu connaissance de cet aspect-là de sa personnalité. Si une heure passée avec lui suffisait souvent pour le voir, disons qu’en une semaine nous en étions sûrs. Parce que Kieran, il se satisfaisait de ce qui semblait être un rien, de ce qui semblait être trop peu, pas assez, de ce qui ne pouvait pas expliquer ces yeux émerveillés, ce sourire heureux, pas que, pas seulement en tout cas. Et pourtant. Si peut-être certains venaient à penser qu’il y avait là une naïveté certaine, il n’en était rien. C’était par sa lucidité que Kieran parvenait (si ce n’est qu’il le devait) à voir ce que nous ne voyions pas, ne voyions plus. Par la force du temps, de jours transformés en mois puis en années, les yeux ne voyaient plus. Parce que les coeurs s’y étaient accoutumés, qu’ils n’en rêvaient plus, que tout devenait acquis, conquis par la récurrence, la répétition. Un demain qui semblait promettre que tout sera encore là, intacte. Et pourtant. Demain était incertain, bancale, fragile, demain pouvait s’effondrer, effriter les âmes et séparer les êtres. Il était prêt à faire taire les “je t’aime” que nous ne réentendrions que lorsqu’ils seraient devenus échos de ceux auxquels l’oreille s’était un peu trop habitué. Demain était prêt à être le jour où plus rien ne serait comme avant.
  et alors il ne resterait que les "si seulement j’avais su" pour en témoigner, une larme ou dix peut-être aussi et le bruit du vide, du manque et de l'absence, qui auraient, semble-t-il, poignardé l'âme
Kieran le savait. Peut-être que c’était à cause d’elle. Peut-être un peu, oui, mais pas que. Kieran, il était juste comme ça. N’en déplaise à certains, qu’il soit incompris, jugé, regardé de haut, peu importe.

Alors Kieran, à ce moment-là, il était simplement heureux de savoir qu’il verrait encore ce chat roux pousser légèrement la porte de son museau, en passer l’encadrement avant de venir s’installer sur ce qui serait son lit pour une heure...ou quatre, qui comptait ? Une compagnie simple et silencieuse, inutile diraient certains, pas Kieran.

Il n’eut même pas le temps de relever la tête vers son interlocuteur qui venait de fermer la boîte qu’il le vit déjà partir rapidement de la chambre. Kieran resta interloqué, se demandant quel était l’objet de son départ précipité. Peu d’attente néanmoins, après quelques minutes Elias revint, légèrement essoufflé. Il sortit un bocal de thym séché de sa boîte tout en reprenant la parole avant de vouloir s’occuper de la préparation mais de s’arrêter pour en demander la permission. Ce à quoi Kieran ne répondit pas directement, surpris par la question dont la réponse lui semblait évidente.

-Oh, oui, bien sûr !

Bien que Kieran voulu enchaîner, il ravala ses mots lorsque sa voix s’enroua. S’éclaircissant doucement la gorge, il reprit, dans le même sourire.

-Ce n’est pas très différent, on appelle ça “thyme” en anglais.

A ses mots, il porta une main sur son front fermant les yeux, légèrement exaspéré par l’oubli dont il venait de se rendre compte.

-Je ne t’ai même pas dit tout à l’heure, gorge, en anglais, c’est “throat”.

Kieran avait cependant la confirmation qu’Elias avait parlé en français, sans doute qu’il l’était. Il hésita à lui demander s’il venait du sud de la France mais il préféra se taire par peur d’être intrusif et que cette question le gène. Il opta alors pour attendre patiemment qu’Elias finisse ses préparations, il finirait probablement par le savoir à un moment ou un autre de toute façon.