Ordinary
Quand il repense à tout ce qu'il a accompli de son vivant, Gareth se dit que de ses 33 années d'existence sur Terre, il n'a pas fait grand chose. Pas de diplôme supérieur, pas de carrière prestigieuse, très peu d'amis proches, un mariage en miettes, un chien qui le respecte à peine... Finir tailladé en pièce par des poules un beau matin d'automne c'est peut-être en soit une mort appropriée pour un type affligeant de médiocrité pour lui. Une mort peu commune pour un gars bien commun. Il est prêt à volontiers accepter son destin alors qu'il sent son corps chavirer dans la paille, renversé par cette avalanche sauvage de volailles qui n'ont que faire et de son beau jogging et de sa routine soins du visage.
Mais ah, ah, dans tout ce capharnaüm de pépiements et de plumes qu'il semble mener à bout de bras tel un chef d'orchestre fou, Gareth entrevoit la lumière : Qui s'occupera de Ponpon après son trépas ? Enfin plus précisément, qui s'occupera de sa fille, la prunelle de ses yeux, le plus grand miracle qu'il ait jamais réussi dans sa vie ? C'est ainsi pour Eloise et grace à Eloise qu'il trouve la force (et surtout le courage) de de ne pas s'évanouir sur le passage des animaux et continue même de se débattre, attrapant par hasard Pêche à deux mains en s'écriant :
▬ Il suffit truandaille ! Mais l'air de triomphe sur sa figure s'estompe aussitôt qu'il aperçoit Senrhys disparaitre à son tour sous une marée de volatiles en tout genre : poules, dindes, cailles et autres amazones plumées sont littéralement en train d'engloutir le pauvre jeune homme et lui qui n'a jamais vu un tel déferlement de violence de la part de gallinacés ne peut que rester que planté là, la bouche bée, Pêche s'agitant entre ses bras alors qu'il parvient difficilement à articuler :
▬ M-m-mais enfin... Quelle mouche a bien pu piquer toutes ces bestioles ? Même en agitant bruyamment le paquet de croquettes, Ponpon n'a jamais fait preuve d'autant de férocité !
Puis la panique reprend le dessus sur la stupéfaction. Par tous les dieux, mais ne risquent-elles pas de s'échapper dans la nature ces canailles-là ? Comment devra-t-il expliquer à Sköll tout ce remue-ménage ? Est-ce que Sköll acceptera-t-il de réparer cette bêtise ? Et devra-t-il faire méticuleusement l'inventaire de toutes les habitantes du poulailler pour s'assurer que personne n'est porté disparu ? Malheur ! Il préfère mille fois s'enfermer avec Erin à des heures avancées de la nuit à la recherche d'ouvrages obscurs que d'être seul avec ses papiers avec toute cette racaille à becs !
Heureusement que Senrhys, lui, ne perd pas de temps à projeter dans sa tête une myriade de scénarios catastrophes et agit plutôt promptement, refermant les portes avant de l'aider à se relever pour l'entrainer dans un coin plus tranquille où l'armée à plumes ne viendra pas se venger d'avoir été privée de sa liberté. Littéralement débordé par le cours des événements, Gareth laisse s'échapper Pêche et suit docilement l'élève qui le coince dans un angle pour poser ses doigts chauds sur son teint cireux en comparaison du sien. Le secrétaire bat des cils, se rappelant brutalement que cet adolescent là est bien plus tactile que lui.
▬ Ah Senhrys ce n'est rien, ne t'en fais pas. Souffle-t-il doucement en saisissant les deux mains adolescentes, peu à l'aise d'être si proche physiquement d'un de ses étudiants. Si c'était quelqu'un d'autre que Senrhys, il aurait sans doute eu le réflexe de le repousser.
Non à la place, dans la pénombre du poulailler, Gareth s'accorde le droit de fermer les yeux et d'apprécier le contact rassurant du métisse. Il peut sentir progressivement cette boule d'angoisse qui lui comprime la poitrine se dissoudre alors que sa respiration se ralentit et que le garçon s'adresse à lui du bout des doigts.
▬ Gnnn, c'est à moi de m'excuser, j'ai paniqué. C'est le moins qu'on puisse dire.
Mais ce moment de complicité est interrompu par le bruit menaçant de trois HONK qui annonce l'arrivée d'un nouvel oiseau de malheur. Et quel oiseau ! Devant eux se dresse une oie fière et blanche qui leur jette des regards absolument diaboliques avant de foncer sur eux, ailes déployées et bec en avant comme un prédateur s'apprêtant à déchiqueter sa proie. Elle ne ferait sans l'ombre d'un doute qu'une bouchée des deux humains sans l'intervention providentielle d'Odessa, le familier de Gareth, qui enfin émerge de sous la fermeture éclair de sa veste et vient se poser entre eux. Petit flocon de neige sur la paille, morceau de coton qui pourtant agite ailes et antennes, invoquant une énergie cent fois plus imposante que sa taille puisque le papillon stoppe net l'oie avec un « Vous. Ne. Passerez. Paaaas » que seul l'animal et le secrétaire peuvent entendre. L'anglais ignorait que son familier était capable d'imiter Gandalf mais il est content de découvrir que celui-ci a plus d'un tour dans sa botte et maitrise une forme de magie qui instille le respect chez les volailles : l'oie barbare se détourne d'eux sans demander son reste sous le soupir gigantesque de soulagement du fonctionnaire.
▬ Senrhys est-ce que c'est tous les jours comme ça ou ce comité d'accueil c'est juste pour moi ? Demande Gareth à voix basse, dépité avec ses cheveux en désordre, plumes et fientes sur les vêtements.
Non parce que si tous les matins des helvelles sont aussi périlleux, il va falloir qu'il fasse un rapport au directeur. On ne peut pas décemment laisser les élèves risquer leurs vies pour quelques oeufs durs de plus à la cantine !