Ma paresse mentale consiste en cet abandon de mes propres croyances.
J’aurai du arrêter, j’aurai du l’écouter. Mettre un terme au jeu absurde de l’intimidation qui lui coulait entre les yeux, qui me retombait dessus avec son souffle. Avant même qu’il ne lève la main, j’aurai du comprendre, réaliser que c’était la fin, et m’y résigner. Mais maman, papa, Hisashi, je suis un idiot fini, qui n’aime pas ne pas gagner, qui n’aime pas me résigner. Parce que ça me colle toujours trop fort à la peau. Comme la malédiction, comme la sueur, ça colle et ça s’enfonce au plus profond, et je ne peux pas arracher ça, je ne peux jamais arracher ça. Je suis prisonnier de ma propre tête, prisonnier de cette résignation taciturne, et elle adopte les formes anguleuses d’une lassitude, de quelque chose de blasé qui me fait baisser les yeux, dans un mélange de terreur et d’exaspération. Je suis un idiot, et lorsqu’il arrive à ma hauteur, j’ai déjà perdu le combat. Parce que lorsqu’on se bat, il y a la technique, la force : ce qu’il a. Et il y a la volonté de survivre, et je ne l’ai pas. Lorsqu’il me saisit, avec ses doigts qui accrochent et son front qui s’abat, je suis déjà dans cette zone vide que les peureux et les suicidaires partagent doucement.
C’est le premier mouvement, et j’ai déjà perdu.
Ça s’écrase contre mon front, ça implose dans mon nez, et les cartilages sont ces chateaux de cartes qu’une explosion a envolé. Des chateaux de cartes en coeur et pique, couleur rouge, qui giclent dans tous les sens, et si ça ne brise pas, si ça ne craque pas, ça n’en explose pas moins en cette bouillie sombre, chargée, qui vient me dévaler les sinus et m’inonder les lèvres. Ça pisse le sang, et Castiel m’a déjà attrapé.
C’est le second mouvement.
Et je veux louer son nom.
Le poing s’abat une fois, et c’est une fois de trop. Ça heurte ma tempe, le cerveau est balancé, et je ne réfléchis plus vraiment. Mon corps, mon corps c’est cette poupée secouée, cet amas un peu édulcoré de ketchup qui s’éparpille, de phéromones paniquées. Mais c’est ma faute, j’ai cherché, et alors qu’il abat une seconde fois son poing, je me répète que je l’ai cherché, que ces mots de provocation, c’est moi qui les ai imposés. Qu’est-ce que j’essayais vraiment de faire, au final ?
Troisième mouvement, mes idées propulsées, ma mâchoire défoncées. Il vient de frapper fort, et sa main me retient. Je vais tomber.
Je vole le courrier pour moi. Pas pour eux, pas pour savoir ce qu’ils sont, ce qu’ils veulent, je le fais pour moi. C’est mon trésor, mes secrets, ce sont ces mots dont j’ignore les contextes, mais dont je veux m’approprier les affects. Parfois c’est puéril, parfois c’est pour avoir l’impression que c’est à moi que c’est adressé. Et parfois c’est autre chose, ça n’a pas de logique, et il n’y a rien au bout du chemin. Parfois ce sont ces mots que je regrette avoir lu, qui ne signifient rien, parfois ce sont ces bouts de papier que je prends le soin de replier, et encore plus rarement, de relâcher. Ce n’était pas son cas, pas le sien. Je l’ai lu, sa lettre, j’ai eu un mouvement d’exaspération, je crois avoir roulé des yeux. Mais il n’y avait rien de spécial, pas à ce moment-là, je ne projettais pas. Alors pourquoi ? Pourquoi est-ce que je ne lui ai pas dit, pourquoi est-ce que je ne me défends pas ? Il frappe une quatrième fois, et je titube, avant la mâchoire qui part sur le côté.
J’aurais pu lui dire, mais je crois que c’est une question de fierté.
Mais. Ça aurait enlevé toutes ces possibilités, n’est-ce pas ?
Cinquième mouvement, et c’est cinq de trop. Quatre coups dans la gueule, et ça résonne comme un grand tambour contre l’horloge remontée de mon endurance. Je vais tomber, et sa main, sa main est cette barrière à laquelle j’ai accroché mes doigts. Si je reste debout, si je reste debout encore quelques instants, alors j’aurais réussi, peut-être, à me prouver que je suis parvenu à dépasser tout ça. À dépasser la paresse mentale, la lassitude, la résignation. Si je reste debout, -Et Conrad hurle, secoue ses plumes, piaille désespérement-, alors j’aurais réussi, n’est-ce pas ? C’est ce que je venais chercher, en m’engageant dans le terrain de la provocation. Mes doigts glissent contre les siens, griffent son poignet, et il ne sent rien, il abat son poing. Sixième mouvement, mon nez en sang, mon coeur qui bat, et cinq coups, c’est cinq coups qu’il m’a martelé sur la face. Ça burine mon coeur avec les odeurs trop rances de la satisfaction.
If I stand, am I doing enough ?
Une sixième fois, et la bulle craque, mes genoux plient. Il parle, tu sais. Il parle depuis le début et je n’entends rien parce que mon cerveau ne capte plus. Mes oreilles se sont éteintes, mes tympans se sont refermés, j’ai oublié comment on écoute, et je vois ses lèvres s’agiter, sans qu’aucun son n’en sorte. Il y a cette ampoule, dans le fond de mon crâne, qui s’est mise à grésiller, et je suis ce chat idiot, mouillé, qui s’accroche fébrilement à son poignet. Parce que si je lâche, si je lâche je vais tomber. Je ne-
Am I doing enough ?
Je crois que le monde est devenu un peu plus fou que moi, et lorsque je relève le visage vers lui, ça mouille dans ma bouche, et ça mouille sur mes joues. Ce n’est pas comme si j’avais fait exprès, au final, mais les larmes sont ces idiotes qui se soumettent à la gravité, et le sang, le sang trace ce parcours trop froid, trop poisseux, et ça me glisse entre les dents. J’ai envie de cracher, de vomir, et mon cerveau est cette éponge crevée qu’on a laissé sécher au fond d’un lavabo mal rincé. Je ris, je ris un peu, avec mes larmes qui fusent, et ça déborde de mes yeux, ça se coule dans les plis de mes joues, je gazouille un rire.
“… what did’ya say ?”
J’ai murmuré, et il me lâche, et Hisashi, Hisashi, je tombe. Mes genoux heurtent le sol, mes coudes aussi, et ça m’éclate le nez contre la poussière.
J’ai cet espèce de feulement de douleur.
Et ça n’est rien. Ça n’est rien.
C’est rien qu’un instant que je peux faire semblant d’ignorer. Rien qu’un moment où, les doigts refermés, je peux imaginer que ça n’existe pas. Je ne me souviens plus ce qu’il a dit, je ne me souviens que de la dernière pression de ses doigts, contre mes joues, avant que ça ne déborde et soit mouillé, et ça n’est rien. Je peux faire comme si ça n’existait pas. Comme si ses yeux, prédateurs, n’avaient plus rien de terrifiant. Comme si la menace d’être découvert, balancé, renvoyé, n’avait rien à faire ici. Comme si la provocation avait été futile, et on pourrait simplement l’oublier. Ce n’est rien, ce moment n’est rien, et je pourrais faire comme si c’était autre chose, que je décidais de ne pas définir comme réalité. Je pourrais.
Je murmure.
“What did’ya say, Hussi-… Hussi…”
Ça patauge sur mes lèvres, entre mes dents. Ça patauge dans mes synapses, mon cerveau est écrasé.
Touch me, touch me, look at me and prove me that I exist.
C’est ce que je voudrais lui dire. Ce que je voudrais lui demander. Alors je me redresse, tout doucement, en poussant sur mes mains, en roulant le dos, et je suis ce chat, tu vois, je suis ce chat qui relève les yeux pour mieux regarder, au travers de mes cils froissés. J’ai du sang dans les yeux, du sang dans la bouche, et un sourire que je n’arrive plus à dessiner.
“Huss-”
Ma gorge découpée, mon souffle étriqué, je tends les doigts, tout doucement, et j’ai le monde qui vacille. Ça se referme sur ma nuque, comme un piège qui claque, et je tombe en avant.
So I wasn’t able to do it, after all.
Je tombe contre ses genoux, j’ai le crâne qui torpille. Sept mouvements, c’était sept de trop, et je le savais depuis le début. Mais j’ai essayé. J’ai essayé, Mother, Father, Hisashi, I tried. And it failed, it failed, and I’m sorry. Mon front appuie contre ses cuisses et je suis idiot, putain, je suis cet idiot qui me dit que c’est stupide de mener des combats que tu ne peux pas gagner. J’ai mes doigts qui l’accrochent, mes cuisses ouvertes, et je tremble, je tremble, parce que je suis terrifié par ce manque d’équilibre qui s’instaure. I can’t stand, I can’t.
“I don’t have it.”
Mes doigts serrent, fort, contre ses cuisses, et ça tremble dans ma tête, ça tremble dans mon corps. Am I pathetic enough, father ? Am I that sissy you were so regretful, so bitter toward - The truth is, the truth is that -
“I ate it. It was ugly, and painful to read, and awkward, and I wanted to ignore it, I didn’t want to keep it, so I ate it.”
Je voudrais arrêter de pleurer, arrêter de saigner, et ça coule tout seul, ça lui tâche son joli pantalon denim. Je voudrais contrôler mon corps, contrôler l’univers, j’aimerais bien être un peu dieu, et ça ne marche jamais comme ça : tout finit toujours par se sâlir, par se tacher, par se souiller. Et je fixe, je fixe les formes sombres que je lui ai collé contre l’aine. Y’a du sang, du sel, et je ricane.
“I didn’t feel anything at all, you idiot… You should have tried harder… sharper… you know…”
J’ouvre la bouche, et ça dégouline, Hisashi. La salive, le sang, la haine. J’ouvre la bouche, et mes mains appuyées contre ses hanches, j’ai le cerveau qui danse à l’envers. I’m tired tired tired and everything is painful.
Mes dents près de sa bite, ma vengeance au bout de la langue.
Et je ne le fais pas. Je ne le fais pas.
I don’t want to get fired, I don’t-
Mes doigts tirent, fort, et je me relève comme on émerge un noyé. C’est trop dur, trop lourd, et j’y arrive pas, pas vraiment, je lui titube dessus, mes bras enroulent ses reins. Je balbutie son prénom, le ceinture avec mon sang, et tu sais, tu sais, je crois que j’ai aimé. Je crois que s’il le fallait, je recommencerai, pour mieux comprendre, pour mieux savoir. And I’m sorry, I’m so very sorry, I hope your mother won’t die, not today. I’m so sorry, I want to-
“Hey, Hunnisett…”
Si il se débat, je tombe. Si il s’écarte, je m’écroule.
“You look like a chirping cat.”
Tu te souviens des chateaux de cartes qui explosent ? C’est ma tête. C’est mon coeur. Je suis un minable et tu es magnifique. Dis moi, dis moi, qu’est-ce que ça fait d’être comme toi, when I am not ? Please, tell me. What does it feel to be something, to be somebody ?
You’re not a failure and I understand, now, why the hell I stole this letter.
I do, I promise I do.
Mon corps lâche et je me laisse tomber contre sa poitrine. Je ris, je pleure, je suis cet idiot peint en rouge, peint en pathétique. Je suis cet idiot qui veut me prouver que je peux être là.
“Date me, just once.”
Please, please, I promise it will be fun. We could just forget what happened today. Please, please. Si je ne te mords pas, laisse moi au moins gagner, rien qu'un peu. Parce que je suis debout, tu vois, j'ai réussi à me relever. Si je ne te mords pas, avec mes crocs dans la fémorale, laisse moi au moins essayer. Faire comme si c'était joli, comme si tout allait bien, et comme si je pouvais contrôler. Alors laisse moi faire comme si on pouvait faire semblant d'être ami, rien qu'un peu, histoire que je sache exactement ce que ça fait que d'avoir ta lettre dans l'estomac, que d'avoir ces affects en moi. On en fera un jeu, on fera semblant d'être quelque chose d'autre. Tu souriras, je ne pleurerais plus, on sera heureux.
Je ne sais pas pourquoi je fais ça, Castiel.
Je ne sais pas pourquoi est-ce je suis comme ça. Ce que je sais, c'est que tu es quelque chose contre lequel je veux enfoncer mes dents, et mes griffes, pour voir ce que ça fait, ce que je peux ressentir.
"Or kiss me, and we're even."
Look at me, prove me that I exist. Même si ce n'est pas le cas pour toi. Même si tu ne me connais pas. Même si certains racontent que tu fuis la nuit, en compagnie d'un certain roux. Fais comme si ça n'existe pas, et joue dans ma tragédie. Je suis un idiot, et j'ai laissé du sang dans ton aine.
Alors. J'aimerais que ça ne soit pas que pour rien. Parce que je me tiens debout, sous tes yeux trop clairs.